22. Ici, c’est l’Asie (Aksaray / TURQUIE)
Aksaray en Turquie n’est pas une très jolie ville mais elle fort intéressante car pour la première fois de mon périple j’ai vraiment l’impression d’avoir quitté l’Europe. La ville est beaucoup plus religieuse et traditionnelle. La mosquée du centre ville est l’un des rares bâtiments qui a pu survivre aux outrages du temps. Sur la place centrale, des hordes d’hommes âgés observent les passants confortablement assis sur des pierres polies, en faisant défiler les boules de leur chapelet musulman. Cet objet qu’ils appellent le Misbaha est très important dans la culture turque. Il est originellement utilisé pour réciter le Dhikr comprenant les 99 noms d’Allah, mais il a été légèrement détourné de sa fonction première. Il semble que ces hommes l’utilisent plus comme un objet qui occupe les mains, un objet qui apaise, une forme d’anti-stress oriental. Il n’est pas rare de pouvoir observer un banc occupé par cinq ou six retraités observant les mouvements de la rue, se parlant à voix basse quand l’occasion s’y prête (faire un commentaire sur un passant, un ami de la famille, remarquer avec dédain la tenue un peu trop débraillée d’une jeune passante…) et toujours le misbaha dans la main, les boules défilant avec une vitesse et une précision vertigineuse. L’influence européenne en Turquie s’arrête décidément bel et bien ici. J’ai enfin franchis la porte de l’Orient. La majorité des femmes sont voilées, il y a beaucoup de pauvreté, les gens sont bien plus mates de peau, on aperçoit les premières personnes avec les yeux un peu bridés (sans doute des minorités turkmènes, kazakhs ou afghanes).
Donner c’est recevoir
Beaucoup d’enfants me harcelaient pour de l’argent ou pour laver mes chaussures (vexant), j’ai finalement donné à l’un d’eux un paquet de gâteaux salés que les hommes de la station service m’avaient offert, et ce geste m’a fait réaliser une chose magnifique. Je ne me suis contenté que de rendre à un enfant le don du coeur que m’avaient fait mes amis de la station service. Je comprends alors que l’amour et le don ont une valeur exponentielle qui grandit à mesure qu’ils se transmettent. Plus concrètement, en me faisant ce cadeau ces hommes se sont rendu plus heureux et ont fait mon bonheur, le bonheur de se sentir épaulé, de percevoir de l’empathie, voire de l’amour. Mais voilà, j’ai donné une partie de ce cadeau à cet enfant mendiant. J’ai éprouvé une toute autre félicité, celle d’offrir et de faire ressentir cette joie que j’ai moi-même éprouvée. J’ai redistribué de la joie en me contentant d’être un simple intermédiaire, un messager, un livreur. Et le plus beau dans ce business est que ce qui est partagé est démultiplié. Ce qui va de main en main est perdu par l’intermédiaire, en revanche, ce qui va de coeur à coeur est gardé à jamais par tous les intervenants. Donner c’est recevoir.
Rencontres de rue
Retournons à Aksaray. J’avais quelques heures à tuer, je me suis donc posé dans un parc au centre ville et ne suis pas resté seul très longtemps… Un vieux monsieur est d’abord venu m’offrir un thé et me parler de mon vélo, puis un jeune est venu se joindre à nous, sans doute attiré par la mélodieuse musique traditionnelle que crachait tout en saturations la mini radio de mon premier visiteur, et enfin un troisième larron est venu s’asseoir à côté de nous un peu plus tard, un afghan qui avait l’air plus intelligent que les autres car il avait la finesse de ne pas parler. Les deux autres s’égosillaient en turc, l’afghan ne disait rien mais on échangeait parfois quelques regards complices et ses yeux bienveillants me disaient : « J’ai bien compris que tu ne comprends pas ce que disent ces deux abrutis, ne fais pas attention ils ne sont pas méchants. J’apprécie ta présence, que dieu bénisse ta famille ».
Reconnaître un con d’un mec malin
Cette situation a été à l’origine d’une réflexion que j’ai eue par la suite et qu’il me faut partager avec vous : C’est intéressant de remarquer que certaines personnes, qui savent pourtant que je ne comprends pas leur langue, s’obstinent à me répéter inlassablement la même phrase en voyant que je ne saisis pas ce qu’ils me disent. Comme si dans leur tête, ils s’imaginaient que si ils disaient ces mots en les répétant plus forts, ceux-ci commenceront à prendre du sens par magie ! C’est amusant de voir le comportement de ces gens qui se sentent impuissants à communiquer (ils n’en ont absolument pas l’habitude) et surtout d’observer leurs réactions. C’est à ce moment là que l’on peut distinguer les plus malins des autres. Les plus intelligents oublient volontairement leur langue maternelle, et ne parlent plus qu’avec des gestes, voire ne parlent plus du tout. Ils se contentent d’apprécier ma présence délectable. Ils acceptent ce silence. Les autres n’arrivent pas à imprimer dans leur tête que les mots qui sortent de leur bouche ne sont pour moi que des sons vides de sens, des grognements d’animaux impossibles à interpréter. Leur cerveau est trop étroit pour accepter cet état de fait et s’adapter. Ils persistent dans leur logorrhée et l’on peut sentir leur frustration grandir. On a presque l’impression qu’ils se disent : « Mais ils est vraiment débile ce type, j’ai beau répéter dix fois ma phrase il ne comprend rien ! »
J’ai fini par quitter le parc quand le jeune con de la petite bande a demandé à voir de plus près le contenu de mon portefeuille et m’a réclamé de l’argent pour s’acheter des cigarettes. J’ai refusé fermement, il n’a pas insisté et je suis parti retrouver mon hôte de l’autre côté de la ville.
Une jeunesse puritaine
Mon bienfaiteur du jour s’appelle Halishan et est maître d’école au jardin d’enfants. Il m’a invité dans un excellent restaurant traditionnel puis nous avons retrouvé ses amis dans un café à la mode du coin pour boire un thé. Ici pas d’alcool au menu, après Ankara j’ai eu l’impression d’être arrivé dans un autre pays. La différence est vraiment frappante, d’autant que les conversations avec ses amis tournaient souvent autour de la religion. Les valeurs religieuses semblent ici au coeur de la vie des gens. J’en veux pour preuve une anecdote assez amusante : Halishan voulait que nous regardions ensemble un film français. Après réflexion, je me suis dit que OSS 117 : le Caire nid d’espion pouvait l’amuser. Ca n’a pas manqué, la scène de l’agent secret hurlant pour faire taire le muezzin a eu le mérite de beaucoup le faire rire. En revanche j’ai pu ressentir comme un malaise au moment de la scène d’amour (pourtant relativement chaste pour un regard occidental). En voyant les premiers baisers échangés, mon ami s’est jeté, presque pris de panique, sur la télécommande et a accéléré la scène pour fuir la gène qui semblait l’envahir. J’étais d’autant plus surpris qu’il ne s’agissait pas d’un garçon religieux en apparence. Il avait une trentaine d’années, célibataire, roulant en 4×4 et aimait sortir avec ses amis dans les lieux branchés d’Aksaray. Je suis bien entré dans “l’autre monde”.
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