PremiĂšre nuit sur cette route direction la frontiĂšre Kirghize. Je cherche pendant quelques kilomĂštres un lieu de bivouac adĂ©quat, et me trouve un coin Ă flanc de montagne en amont de la route. Lâherbe est verte et plutĂŽt confortable et un petit ruisseau y dĂ©verse une belle eau pure et fraĂźche.
Tout semble trop parfait.
à peine ai-je posé mes affaires sur ce lieu de bivouac idéal, que je me trouve importuné par deux jeunes paysans qui promÚnent leurs ùnes.
LâaĂźnĂ© a entre 20 et 25 ans et le plus jeune nâa pas plus de 15 ans. Ils restent plantĂ©s lĂ , assis devant moi, contemplent mes faits et gestes en se faisant des commentaires en tadjik, et surtout ils me posent beaucoup trop de questions⊠Trop de questions du style « elles coĂ»tent combien tes lunettes ? » âet le prix de ton vĂ©lo ? « , » montre-moi ton tĂ©lĂ©phone « , âje veux voir ton appareil photo », ils me demandent des cigarettes, etc.
Et, chose Ă©trange, me sentant de moins en moins Ă lâaise avec eux, je leur demande si je peux les prendre en photo (ça me rassure dans certaines situations), et bien le plus vieux refuse dâun geste glacial de la main.
LĂ je me dis : « OK, alors soit je change de lieu de bivouac, soit je trouve un moyen pour sĂ©curiser mon vĂ©lo et mes affaires car ces garçons lĂ sont louches ». Ne souhaitant pas dĂ©guerpir sous leurs yeux pour ne pas alerter leur mĂ©fiance, je monte ma tente devant leur regard fureteur, commence Ă gonfler mon matelas, Ă disposer mon duvet, prĂ©parer mes affaires pour la soirĂ©eâŠ
AprĂšs plusieurs dizaines de minutes, ils lĂšvent le camp et remontent la montagne avec leurs bĂȘtes.
Jâattends quâils ne soient plus Ă vue pour dĂ©placer toute ma petite installation 70 mĂštres plus loin dans un coin beaucoup plus discret pour bivouaquer. Je pars ensuite faire une bonne toilette bien mĂ©ritĂ©e dans le ruisseau glacĂ©, en tentant toujours de rester le plus petit possible. Je suis tout de mĂȘme repĂ©rĂ© par deux autres adolescents qui ramassent du bois, mais qui eux ont lâair plus indiscrets que malveillants.Â
(Je crois que le fait de ne pas parler la mĂȘme langue rend beaucoup plus aisĂ©e la distinction entre les bonnes et les mauvaises personnes. Sans mots, on ne se concentre plus que sur le regard et le langage corporel, celui-ci est beaucoup plus honnĂȘte que les mots. Avec le corps, ce nâest plus que lâanimal en nous qui sâexprime, il ne peut plus tricher. Nous avons un accĂšs direct aux Ă©motions de lâautre, Ă condition de savoir lâinterprĂ©ter⊠et câest peut-ĂȘtre aussi lĂ que lâexpĂ©rience de la route peut sâavĂ©rer utile. Jusquâici, je nâai jamais Ă©tĂ© trompĂ© par mon jugement.)
Jâenfile mon sac de couchage et jâobserve la nuit sâĂ©paissir avec une certaine inquiĂ©tude. Nuit noire. Je garde mon couteau Ă portĂ©e de main, dâautant que ces jeunes gens mâont signalĂ© quâil y avait des bĂȘtes sauvages dans ces montagnes et que je devais faire attention. Un homme averti en vaut deux.
Je mâendors, perdu dans la noirceur de cette sinistre nuit. Une rare obscuritĂ© qui plonge toute peur dans les tĂ©nĂšbres. Mes yeux sont aveugles, alors mes oreilles prennent le relai.
Elles me réveillent au beau milieu de la nuit.
Jâentends sâapprocher des pas, toujours dans cette sauvage obscuritĂ©, des pas trĂšs proches⊠ils sont juste lĂ , Ă cĂŽtĂ© de la tente, lents et tranquilles. Jâen suis certain maintenant, il y a une prĂ©sence.
Je suis pétrifié.
Je sens lâadrĂ©naline et le cortisol se relĂącher dans tout mon corps, mon cĆur sâaccĂ©lĂšre. Je commence Ă ressentir un peu partout des fourmillements et des picotements. Je tremble comme une feuille et je suis seul. La lune mâa abandonnĂ© cette nuit, il ne me reste plus que mon sang froid et mon couteau. Je le cherche avec des gestes saccadĂ©s et maladroits, en tentant de rester discret. Je lâagrippe de ma main moite et jâattends que ça me tombe dessusâŠ. Quelque chose, quelquâun.
Ă qui sont ces pas ? Si câest un humain, ça ne sent vraiment pas bon, dâautant plus que je nâai pas vu la moindre lumiĂšre. Ce serait donc un ou des hommes qui veulent rester discrets.
Si câest un animal, câen est un trĂšs gros, et il ne va pas forcĂ©ment attaquer. Je prĂ©fĂšre cette version-lĂ .
Dans le doute jâattends et jâĂ©coute Ă mâen crever les tympans. Je ne respire mĂȘme plus.
Chaque seconde dure des heures.
Je suis absolument persuadĂ© quâil va se passer quelque chose, quâune main va ouvrir la fermeture Ă©clair de ma tente, mâen extirper de force et me faire subir dieu sait quels tourments.
Une minute passe⊠plus rien.
Pas un bruit. Il nây a plus que le silence, les tĂ©nĂšbres et moi.
Sans allumer la lumiĂšre, jâouvre doucement le zip de la tente et jâobserve timidement les alentours. Rien et pas un bruit. SoulagĂ©, je me recouche trempĂ© de sueur, la main crispĂ©e sur le couteau, au cas oĂč. Il sâagissait sans doute tout simplement dâune grosse bĂȘte, comme on mâen avait averti.
Plus de peur que de mal, heureusement.
PS : Jâapprendrai plus tard que la Rasht Valley est loin dâĂȘtre lâendroit de bivouac idĂ©al, ceci pour de nombreuses raisons : Les islamistes, les bĂȘtes sauvages, les caravanes de trafiquants surarmĂ©s venant dâAfghanistan, et les mines (vestiges de la rĂ©cente guerre civile) !
VoilĂ , voilĂ âŠ
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