J’ai quittĂ© dans la matinĂ©e ce merveilleux village. Moins tĂ´t que prĂ©vu, car il m’a fallu rĂ©parer trois fois ma chambre Ă air sous les yeux curieux des enfants de la maison. Le plan Ă©tait de me rendre Ă 10 kilomètres de lĂ sur le marchĂ© local d’un plus gros village dans lequel j’aurais des chances de trouver un taxi pour m’emmener Ă DouchanbĂ©.Â
J’arrive sur place, l’endroit est bondé de monde, on me regarde évidemment comme un bête curieuse, et je reconnais par chance un visage connu qui m’aide à trouver un taxi.
Le chauffeur de taxi est une sorte de gros russe assez repoussant qui parait aussi malsain Ă l’intĂ©rieur qu’à l’extĂ©rieur. La nĂ©gociation avec lui est rugueuse et interminable. Il ne veut pas baisser son prix et me suggère de trouver pour lui d’autres passagers pour partager les frais. Je me renseigne mais la mission est ardue, et je rentre bredouille. N’étant pas en position de nĂ©gocier, j’accepte son prix et lui laisse un bon moment pour trouver d’autres passagers.Â
Pendant ce temps, je commence à démonter mon vélo pour le mettre dans le coffre.
Se déroule alors une scène très singulière dont voici le tableau : je suis devant le coffre du taxi un genou à terre, occupé à dévisser des boulons pendant qu’un attroupement s’installe peu à peu autour de moi sans même que j’ai eue le temps de le voir arriver.
Après avoir concentré toute mon attention sur le démontage de mon vélo, c’est en levant les yeux par hasard que je découvre à ma grande surprise que je me retrouve au centre d’un cercle de respect d’une trentaine d’hommes qui m’observent comme une bête curieuse.
Ce public improvisé a ranimé en moi mon obscur passé de bête de scène théâtrale. J’en ai même joué et ai commencé à faire le clown, saluant la foule à la manière d’un acteur de théâtre, mimant une sorte de cours ou tutoriel de réparation de vélo, j’ai obtenu quelques sourires, mais pas beaucoup de rires francs… Aucun sens de l’humour ces gens-là .
Dans un contexte différent, j’aurais pu interpréter ce genre d’attroupement populaire potentiellement anxiogène comme une agression. Mais à force de côtoyer ces gens j’ai bien compris que personne n’avait la moindre idée malveillante à mon égard, les gens me regardaient par curiosité, et l’idée de me voler quoi que ce soit ne leur a certainement même pas traversé l’esprit.
J’étais tout Ă fait Ă l’aise avec cette situation finalement.Â
On s’habitue à tout. Le voyage au long cours favorise la prise de distance sur toutes ces petites choses, les échecs, les déceptions, les dangers… Dans le cas de cet attroupement, je me suis moi-même étonné de ma propre réaction. J’y ai véritablement pris du plaisir, moi qui suis pourtant plutôt réservé de nature et parfois rapidement intimidé et réticent à l’idée me mettre en avant dans la plupart des contextes… c’est une autre personne qui est en train de voyager à ma place, non ?
Un homme, sortant de la foule, vient alors me parler en anglais. Belle surprise déjà , on ne croise pas tous les jours un anglophone dans ces pays-là . Il s’agit d’un notable de la région, l’un des hommes riches et influents du coin. Il n’est pas très grand, une cinquantaine d’années, porte une veste de cuir et semble très respecté des hommes du village.
Après m’avoir laissé ranger le vélo dans le coffre du taxi, il me dit de ne pas m’inquiéter pour mes affaires, tout le monde se connait, personne n’osera me voler quoi que ce soit.
Je marche un peu avec lui, il veut m’inviter à prendre un verre de jus dans son bureau qui n’était pas très loin. Je le suis. Dans son bureau, il chasse sèchement un homme pour me donner sa chaise, et moi, un peu mal à l’aise je m’installe et j’attends de voir ce que cet homme me veut.
Il me parle de son pays, de la région, de ses hommes, de la qualité des produits locaux, de l’activité de son entreprise… tout n’est pas passionnant, mais après tout, je me dis que l’on attend de trouver d’autres occupants pour mon taxi, alors autant attendre accompagné que tout seul… même si la solitude dans ce pays est parfois difficile à obtenir.
Après un long monologue, il m’invite à le suivre à l’extérieur pour retourner sur le marché se mêler au petit peuple. Nous traversons une foule très dense qui semble s’écarter naturellement à notre passage. Je commence à comprendre que cet homme est plus influent que je ne croyais… je marche avec le parrain du coin, le baron.
Il m’emmène dans une sorte de restaurant buvette, salue tout le monde avec une forme de paternalisme bienveillant, comme un patron français de province façon troisième république. Toutefois, son ouverture sociale a des limites, et il m’emmène dans une pièce à part, plus tranquille, qui semblait nous attendre. Il est chez lui partout !
Il me demande de m’installer et me fausse compagnie deux minutes. Il revient avec deux tasses de thé et un énorme stock de bonbons et chocolats en tous genres. Je suis un peu gêné par cette générosité, mais commence à largement en avoir l’habitude. Il insiste même pour que je garde tous les bonbons pour moi au moment de repartir.
Petit lot de consolation, car le taxi n’ayant pas trouvé d’autre personne pour rouler jusqu’à Douchanbé je dois payer le prix fort. Pas le choix, il faut y aller si je ne veux pas arriver à la capitale la nuit tombée. Chercher un logement ou un lieu de camp la nuit tombée est toujours beaucoup plus délicat.
Nous partons.
Refaire toute cette route à l’envers, c’était comme rembobiner mes souvenirs en accéléré. Je revoyais tous ces villages, ces côtes et ces descentes, ces montagnes, ces maisons, ces passages si ardus de la route M41, ces bivouacs… Ces quatre derniers jours me revenaient à la mémoire étape par étape.
En revanche j’étais loin d’accrocher avec mon chauffeur qui était un russe peu engageant, crachant sa chique par la fenêtre à longueur de temps, me tapant virilement l’épaule dès qu’il avait un truc passionnant à me montrer ou à me dire (en russe bien évidemment), et n’hésitant pas à couper le contact de son moteur en descente pour économiser un peu de gaz (il roule au GPL).
J’arriverai vivant à Douchanbé, c’est bien le principal !
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