Le chapitre que vous allez lire marque une grande rencontre avec un voyageur unique en Iran. L’une des rencontres « pilier » de mon voyage.
Il est l’heure, je quitte l’iranienne (voir chapitre 58), je lui souhaite bon bistouri et je remonte sur mon vélo.
En me dirigeant tranquillement vers la maison de mon hôte Warmshowers, je vois sur le chemin un autre voyageur à vélo, je m’approche, on se parle un peu, c’est un marseillais de 37 ans répondant au prénom de François.
Le hasard fait qu’il dort chez le même hôte ce soir. Nous l’attendons donc ensemble, faisons connaissance, et découvrons au cours de la discussion que nous visons tous les deux Bakou pour prendre le ferry vers le Kazakhstan. Seul petit problème, il est beaucoup moins pressé que moi. Qu’à cela ne tienne ! Essayons de faire de la route ensemble et voyons comment ça se passe. Nous allons finalement passer une semaine ensemble. Il sera une autre rencontre essentielle de ce voyage. Une des collisions les plus violentes. Une rencontre avec un voyageur inspirant.
François est un personnage très singulier. Un homme libre dans le sens le plus pur du terme.
Du haut de ses 37 ans, il arbore le visage d’un homme que les excès de la vie n’ont pas épargné… et il a vécu ce monsieur là !
Son vélo, on dirait une caravane. Il semblerait qu’il transporte sa maison avec lui, avec un petit drapeau pirate en haut de cet amoncellement cagneux en guise d’oriflamme : son signe extérieur de fierté et d’appartenance à ce dont vous n’adhérez certainement pas.
Un rebelle dont le comportement et la route ne sont dictés par absolument rien ni personne. Il n’écoute que son envie du moment, ce qu’il ressent dans l’immédiat et il n’ira pas à l’encontre de ses besoins immanents. Il a foi en lui, et le reste importe peu. Il roule habituellement seul et c’est tout ce qu’il désire. (Disons que j’ai été “toléré” pendant ses quelques jours avec lui).
Son plan, si tant est qu’il en ait un, est de voyager avec son vélo autour du monde sur le long terme. Il se donne 5 ans mais ça pourrait durer 10 ans, voire plus s’il s’y sent bien. Il s’est habilement constitué une autonomie financière en rachetant et retapant totalement une vieille maison en pierre dans les Cévennes. Les revenus qu’il touche de sa location lui suffisent largement pour subvenir à ses besoins quotidiens de la route, qui sont relativement modestes.
La philosophie de cet homme là c’est “ni dieu ni maître”. Le moins d’attache possible, pas de femme fixe, pas d’enfants, aucune contrainte, que la route, la chance et la vie.
Certains appelleront cela une vie égoïste centrée sur soi-même, je n’en suis pas si sûr. Il est vrai qu’il s’autosuffit et n’est pas ce que l’on appelle une personne ouverte aux autres en apparence. Mais le voyage n’est-il pas aussi une quête de l’autre ? On ne voyage pas pour soi mais pour la personne que l’on va croiser sur la route. Ces hasards heureux que l’on attend tous comme une pluie rafraîchissante, ce sont les gens, c’est le prochain. Je doute fort que le dernier homme sur cette terre prenne beaucoup de plaisir à voyager, il quitterait son ultime foyer pour quoi ?
On pourrait aussi reprocher à François son désir égoïste de vouloir vivre sans enfants. Mais est-ce si égoïste que cela de construire sa vie loin de cette perspective si rassurante et apaisante que nos enfants seront à nos côtés pour nos vieux jours ?
Il sait déjà qu’il n’aura sans doute pas cette chance magnifique, et il en accepte le jeu. Il a conscience des règles. Il ne sacrifie pas sa liberté pour sa progéniture mais il ne recevra rien en retour. Il assume. Il préfère investir dans l’expérience, la vie, la rencontre, la liberté. C’est une vocation. Lui est heureux comme ça, moi je ne le serais pas. C’est ainsi.
Chacun vit sa vie tel qu’il l’entend. Il n’y a pas bon ou de mauvais choix de vie tant que l’on est heureux ainsi et que l’on fait du bien autour de soi. Il y a des normes sociales et des gens, libres de les respecter ou pas, libres de se respecter soi-même ou pas.
(Je dois reconnaître que vu de l’extérieur, ce discours semble rivaliser de trivialité et de naïveté, et je n’aurais pas osé écrire une telle banalité avant ce voyage. Mais aujourd’hui, ces mots ont pour moi plus de sens que jamais. Ils sont fondateurs dans les décisions que je prendrai au retour de mon voyage. Ils ont à mes yeux une profondeur sans limites dans laquelle je puise l’air que je respire aujourd’hui. “Aime et fais ce que tu veux”. Je fais le serment que ce credo ne me quittera plus jamais.)
François, en pratique, m’a appris à être plus autonome, à moins m’angoisser pour savoir où dormir le soir, à avoir plus confiance en l’avenir et en moi.
Il n’est pas du genre à se poser des questions, c’est vrai. Il avance sur la route, pourvu qu’elle soit la plus agréable possible, et s’il trouve un joli coin pour casser la croûte, faire la sieste, lire un livre ou poser ses quartiers pour la nuit, il l’adoptera sans hésitation. Il m’a appris à ne pas perdre tant d’énergie précieuse à tergiverser, anticiper et se poser tant de questions stériles.
“Arrivera ce qui arrivera et je serai toujours assez fort pour m’en sortir, voilà tout.”
Une rencontre avec un voyageur solitaire, un homme libre que je n’oublierai jamais.
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