Le plan d’aujourd’hui est de trouver un taxi partager pour rejoindre au plus vite Douchanbé en passant par les Monts Fan.
Mais commençons par le commencement : Passage de frontière entre Ouzbékistan et Tadjikistan sans encombres, les douaniers étaient même sympathiques et je me suis autorisé un demi-mensonge : ils ont trouvé dans mes affaires une feuille avec une prière musulmane écrite en arabe que je gardais depuis Istanbul. En la voyant ils m’ont demandé si j’étais musulman et je leur ai dit que oui, que je m’étais récemment converti à Istanbul (ce qui pour eux, n’est techniquement pas faux). Ils ont semblé beaucoup apprécier et ne m’ont heureusement pas demandé plus de détails.
Une fois passé la frontière, nous nous sommes arrêtés à la première ville (Pendjikent) pour acheter une carte Sim locale, tirer de l’argent liquide, déjeuner, et s’organiser pour la suite. Mes amis veulent rester ici pour la nuit, moi je veux la passer à Douchanbé. La décision est vite prise, nos chemins se séparent.
Il me faut maintenant trouver un moyen de traverser les 250 kilomètres de montagne (les monts Fan) qui me séparent de la capitale tadjike.
Je trouve un taxi grâce à la vendeuse de cartes téléphoniques, jeune femme très gentille et potentiellement charmante si elle n’avait pas eu le goût étrange de se dessiner au crayon une jointure entre ses deux sourcils (j’ai compris plus tard que le monosourcil féminin jouissait d’une grande valeur esthétique dans ce pays). Elle m’a même négocié le prix local sans supplément, malgré mon vélo et mes bagages, soit 10 € pour m’emmener avec mon vélo à Douchanbé, à presque 250 kilomètres de là… au pied de la Route du Pamir. J’exulte intérieurement.
C’est alors que je découvre le formidable et incroyable sens de la débrouille et de la solidarité de ces contrées.
Pour dessiner rapidement le tableau, le taxi en question n’est qu’une petite Opel Corsa chargée à bloc, remplie de cinq adultes plus les bagages dans le coffre et il faut maintenant encore caser mon vélo et mes sacoches !
Je n’y crois franchement pas.
Je commence secrètement à réfléchir à un plan B ou à leur payer un supplément.
Se déroule alors sous mes yeux une scène surréaliste aux yeux d’un européen : le chauffeur interpelle les occupants de la voiture qui en sortent, disciplinés et respectueux. Tout le monde comprends vite le problème, les quatre hommes se concertent rapidement, et commencent à démonter mon vélo de toutes parts comme s’ils l’avaient déjà fait ensemble. Chacun a son propre rôle, sa propre mission et sait exactement ce qu’il a à faire.
J’essaye d’aider timidement, de tenir un peu le vélo, même inutilement, mais je sens que mon soutien est plus un handicap qu’un coup de pouce. Je recule et je me résigne.
Je les regarde tous s’activer autour de mon vélo tels des fourmis qui démembrent le cadavre d’une sauterelle pour la faire entrer morceau par morceau dans la fourmilière. Chaque centimètre cube de la voiture est optimisé, tout rentre miraculeusement.
Tout le monde vient de perdre 30 minutes à cause de moi mais personne ne se plaint, ici le temps n’est pas une valeur si rare que par chez nous. Ici on le prend comme il vient, on ne le compte pas et on ne l’anticipe pas. Ici, on cueille le temps comme une chance et non comme un tic-tac anxiogène contre lequel on se bat à longueur de journée et d’existence. À l’ouest, nous luttons en permanence contre le temps, eux vivent à ses côtés.
Tout se passe au présent, il est déjà bien trop intense pour que l’on se préoccupe du futur.
Illustration parfaite de cette vie conjuguée au présent, et de son intensité : le taxi, les passagers, les bagages, mon vélo et moi entamions un long et très effrayant péril pour arriver à Douchanbé.
Peut-être le conducteur voulait-il rattraper le temps perdu lors du démontage de mon vélo, le fait est que j’ai vu ma vie défiler de nombreuses fois sur la route !
Le chauffard de taxi prenait des risques inconsidérés sur ces routes sinueuses de haute montagnes au cœur des monts Fan avec un vide vertigineux en guise de compagnon de voyage. Bloqué la moitié du temps sur la voie de gauche, comme si c’était une route en sens unique, il doublait sans la moindre visibilité en priant pour qu’aucune voiture n’arrive de l’autre côté… enfin peut être pas lui, mais moi je priais !
Fuite de la réalité plutôt qu’une confrontation inutile, j’ai finalement préféré essayer de dormir. Que je regarde ou non, le résultat sera le même en cas d’accident. Pas très envie de regarder la mort dans les yeux, autant attendre qu’elle vienne me faucher par surprise.
Et la mort frappa à notre portière.
Nous l’avons sentie à plein nez embaumer l’atmosphère d’une odeur âcre, humide et froide.
Oui, la mort est passée par là mais elle a décidé que ça n’était pas notre tour. La faucheuse nous a regardé de près, j’en suis certain, elle a hésité et elle a fait son choix. Un sursis nous a été offert.
Nous sommes à plus de 3000 mètres d’altitude et à la moitié de notre trajet. Le rythme est plus effréné que jamais et la tête est ailleurs, s’évadant par nécessité hors de cette réalité étouffante. Un dernier virage, et se révèle à nos yeux un spectacle lugubre et presque naturel. Deux cadavres de voiture se font face à 20 mètres de distance l’un de l’autre tels deux gladiateurs tués dans l’arène. Les deux véhicules se sont percutés de plein fouet et à grande vitesse cette même journée. Notre voiture s’arrête et nous sortons tous pour voir le spectacle de plus près (curiosité morbide).
L’une des voitures est encore pleine de pastèques en bouillies, et l’intérieur de l’habitacle en est maculé, témoignant de la violence du choc. Le porte-à-faux avant est aplati et réduit de moitié. L’autre voiture, toute aussi détruite, laisse pendre du volant un airbag vidé de son air et maculé de sang. Les corps ne sont plus là, mais personne n’a pris soin de retirer les voitures. On les a laissées peut-être volontairement comme un avertissement, un témoignage, une image figée dans le temps, glacée par le froid des montagnes, qui pourrait vouloir dire : “Ça aurait pu être vous”.
D’un silence lourd et suffocant, nous regagnons calmement notre véhicule, et je me demande alors si cette vision macabre aura au moins le mérite de calmer notre chauffeur… Eh bien oui ! Il ralentit le rythme, il roule toujours dangereusement, mais un peu moins.
Il y a quand même un semblant d’instinct de survie dans l’esprit de ces fous furieux.
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