Alors ? Affronter la steppe ou pas ?
Deux minutes… C’est le temps qu’il m’a fallu pour qu’un homme en pick-up s’arrête et me demande de monter.
Je lui explique que j’ai un vélo à transporter, la patronne du restaurant m’aide à lui exposer mon problème, le message et le courant passent bien. Il prépare l’arrière de son pick-up pour y mettre mon vélo et nous partons sur la route.
L’homme s’appelle Demir, il a 37 ans, a l’allure grande et sportive et un visage doux. Ses yeux, typiquement kazakhs sont légèrement bridés. Il parle très peu anglais mais sa conversation avec la patronne du restaurant lui a fait comprendre l’information la plus importante : je dois arriver à Novossibirsk le plus vite possible. Il me dit qu’il doit aller à Taldykorgan, ville située 200 kilomètres plus au nord. Je me dis que c’est parfait, c’est sur ma route, ça me fait déjà gagner deux jours de vélo, après on verra bien.
Mais mon nouveau compagnon ne compte pas me laisser à sa simple destination… il a une nouvelle mission et il compte bien la mener à bien : me rapprocher au maximum de Novossibirsk.
Mon sauveur du jour me dépose donc à l’entrée de Taldykorgan vers 17h en me demandant de l’attendre là , le temps qu’il fasse quelques courses.
Voici son plan : Il va venir me récupérer dans la soirée pour m’emmener en voiture à 50 kilomètres de là dans une petite ville d’où un train direct pour Novossibirsk passe à minuit aujourd’hui (Ushtobe). Il m’explique que le train est complet, mais qu’il y a toujours moyen de négocier une place dans l’urgence.
D’ici la soirĂ©e, il veut me faire attendre dans un hĂ´tel, de peur de me laisser seul dans les rues de cette ville qui, selon lui, est dangereuse et infestĂ©e de brigands et de voyous. Me sentant un peu humiliĂ© par cette infantilisation, je coupe la poire en deux et j’attends mon ami dans un cafĂ© du coin.Â
20h. Demir revient plus tôt que prévu et je l’accompagne à sa voiture. Première surprise, son pick-up est investi par deux autres hommes (ses frères) et un enfant (son neveu). Je salue tout le monde, on essaye de discuter un peu et je les envoie au septième ciel quand je leur dit mon âge en turc, par chance ça se dit de la même manière en kazakh : Otous bèch. Ça y’est, je fais vraiment partie de la famille !
Nous partons donc en direction de cette petite ville perdue au milieu de la steppe depuis laquelle on va tenter de me mettre dans un train, et je prends alors un certain recul sur la situation : je réalise que je suis dans une voiture avec de parfaits inconnus tous plus forts que moi physiquement. Il fait nuit et ils m’emmènent dans un endroit que je ne connais pas au milieu de la steppe kazakhe, personne ne parle ma langue, je suis très loin de chez moi, je n’ai aucun secours en cas de danger, et mon couteau est dans mes bagages.
Un esprit purement rationnel aurait tendance à fuir ce genre de situation, mais là j’étais absolument serein, offrant une confiance absolue à ces inconnus. Dans ces conditions il vaut mieux consulter son cœur que sa raison... en fait on s’abandonne. Ma vie est entre leurs mains et ça n’est pas si désagréable de se sentir en totale sécurité et harmonie avec des hommes qui ne parlent même pas notre langue. On est à sa place avec eux, en famille tout simplement.
Nous sortons tous de la voiture et entrons dans la gare, investis de cette mission très claire : me faire entrer dans le train de minuit coute que coute.
La première approche avec les employés de la gare se solde d’un échec cuisant. Ils sont catégoriques : le train est plein à craquer, on ne va pas virer quelqu’un de son lit pour les petits caprices d’un touriste français… Tout champion du monde de football soit-il.
Mon ami et ses frères insistent, haussent le ton, argumentent, ils parlent au chef de gare, au supérieur… À force d’insister, un sursis fait son apparition. Lueur d’espoir. On doit revenir dans une heure renégocier tout ça avec un autre homme en civil. Je l’appellerai « la main sale », celui qui gère les demandes moins officielles, prends l’argent sous la table, le redistribue aux autres acteurs concernés, règle les problèmes et s’arrange avec sa conscience. Il semble avoir un rôle absolument officieux, mais reconnu de tous. Il me faisait penser à Harvey Keitel dans Pulp Fiction et sa manière pudique de définir son métier : “Je règle les problèmes”.
Après que mes amis ont réglé un business à faire dans cette même ville, nous retournons à la gare, commençons la discussion avec celui-qui-règle-les-problèmes et le prix est fixé : 85 dollars en monnaie locale, soit 29000 Tenge.
Finalement, après s’être bien assuré que « la main sale » allait m’offrir une place dans le train et m’aider à monter mes affaires et mon vélo, Demir et ses frères me quittent la conscience tranquille. Ils partent comme ça, aussi simplement qu’ils sont arrivés sans absolument rien attendre en retour, sans même se retourner. La satisfaction du devoir accompli est une récompense suffisante pour eux. Putain, mais c’est beau quand même ! La fraternité humaine n’a décidément ni frontières ni limites. Si seulement l’on pouvait tirer parti de ce qu’il y a de plus beau chez l’être humain on pourrait l’avoir notre paradis terrestre ! Il est là à notre portée, si proche et si loin. Il est en chacun de nous, pauvres brebis égarées dans un désert matérialiste, aveuglées par tout ce qui détourne nos yeux de l’amour et de la vérité : la cupidité, l’orgueil, l’argent.
Revenons à la gare, c’est pas le moment de refaire le monde.
Je sèche mes larmes et me pose sur le quai avec mon vélo. L’attente est assez agréable, je deviens rapidement la coqueluche des policiers de la gare, qui m’offrent même à manger dans leur local. Ils me parlent de leur vie, se livrent peu à peu. (Souvent le voyageur est le confesseur parfait : il ne juge pas, donne des conseils objectifs, et emporte avec lui les secrets des uns et des autres)
J’apprends alors que ces hommes ne gagnent pas plus de 200€ par mois, et que l’un d’eux a des rêves de voyages, mais peut à peine mettre de l’argent de côté avec une femme et une enfant à charge. De quoi pouvait rêver ce pauvre homme ? J’ai pu constater dans nos discussions qu’il avait foi en son pays, que le Kazakhstan se portait bien et que les choses s’arrangeaient peu à peu. C’était ça son espoir. Croire dans le développement économique et social de son pays pour en espérer des retombées sur le moyen terme. Je me sentais inepte de faire ce voyage. Subitement, tout ce périple apparaissait à mes yeux comme un caprice d’enfant gâté, tandis que ces braves gens travaillaient d’arrache-pied avec un très mince espoir de quitter un jour leur steppe et découvrir le monde. Avaient-ils seulement déjà vu la mer ? Alors moi, je suis là , et je leur offre cette fenêtre étroite sur le rêve, sur ce qu’ils ne connaissent pas et n’effleureront sans doute jamais.
C’est ma petite contribution : entretenir leurs espérances.
Les rĂŞves, lui, “la main sale” ne s’en embarrasse pas. Il vit au jour le jour, et ça lui convient très bien. Le moment est venu de lui donner l’argent, il me demande alors de le suivre avec les policiers dans leur local Ă l’abri des regards. Je lui donne la liasse, il la compte, sourit et me demande de voir des euros, se prĂ©textant numismate passionnĂ©. Je sens le coup fourrĂ©. Heureusement j’ai toujours des pièces dans mon portefeuille, je lui montre et il veut les garder, je refuse en lui disant que ça vaut cher, mais comme lot de consolation je lui offre une pièce de couronne norvĂ©gienne qui traĂ®nait inutilement dans mon portefeuille. Il refuse, j’insiste, il accepte, il est content, nous sortons.Â
Il est bientôt minuit, le train est en approche. Je démonte les roues de mon vélo pour en faciliter le rangement dans la cabine ou ailleurs… après tout je n’en sais rien. Tout est encore très flou.
Le train est Ă quai.
“La main sale” est là et me voyant de plus en plus tendu, me lance un regard confiant qui me dit “tout va bien se passer, laisse-moi faire”. Il discute discrètement avec la responsable du wagon qui venait juste de descendre du train. Elle me regarde, regarde le vélo, et me regarde à nouveau. Elle conserve un regard très fermé, aucun signe d’émotion dans ses yeux, total “poker face”, elle est en plein business meeting.
Le “deal” a l’air de fonctionner, elle retourne à l’intérieur, parle avec des employés du train, ressort et m’invite à monter dans la voiture avec la même amabilité qu’une gardienne du goulag poussant un prisonnier dans sa cellule froide et bétonnée.
Avec l’aide de mes nouveaux copains de la gare (“la main” et les policiers), nous montons toutes mes affaires jusqu’à ma cabine et je comprends enfin tout le système !
Le train était plein à craquer, ils m’ont donc tout simplement donné la cabine du personnel du wagon n°5. Une petite cabine avec 2 lits (je la partage avec une jeune russe qui a dû utiliser la même technique que moi sans doute), ornée des uniformes du personnel et leurs affaires. Sorte de cabine tampon qu’on réserve pour les cas de force majeure ou extrêmement lucratifs. Ils ont dû avoir leur part du gâteau et accepté de ne pas avoir de lit sur le train pour un petit billet qui à mon avis vaut bien plus que le maigre salaire qu’ils vont gagner sur ce trajet… et je doute fort que la compagnie ferroviaire ait gagné le moindre kopeck sur mon billet !
Ici ça fonctionne comme ça, il y a toujours des solutions à tout. Demain dans la journée je serai à la frontière Russe, c’est tout ce qui compte !
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