Après plusieurs jours d’ennui sur le port d’Alat, nous finissions par embarquer sur le ferry pour la mer Caspienne mais l’attente du grand départ sera interminable.
Nous sommes restés bloqués à quai au moins 24 heures, et avons passé la nuit au mouillage, le temps que passe une trop forte houle. Mais ça n’était pas si gênant. Nous étions entre gens agréables, les repas n’étaient pas trop mauvais, le thé coulait à flots et la douche y était chaude :
La matinée sur le ferry encore à quai sur la mer Caspienne est d’un ennui redoutable. On erre sans but dans les couloirs du bateau, on regarde les passagers russes tituber comme si une houle terrible faisait danser le bateau… Alors que le bateau est toujours à quai. On joue aux cartes, on s’étonne d’avoir un rire gras de marin, les dents noircies par le thé, et les cheveux coiffés au grès du vent. On hurle « larguez les amarres ! » pour faire rire les trois autres français du bateau. On parle à qui veut bien nous écouter, on raconte nos projets, nos victoires et nos échecs, le sens de ce voyage et celui de la vie, on s’improvise philosophe et on regrette de ne pas avoir pensé à prendre la moindre bouteille de vodka pour aiguiser nos pensées et faire accélérer cette maudite horloge.
Voici, sur le vif et en direct, un morceau choisi de ces occupations de marin d’eau semi-douce :
“J’ai chaud. Je suis torse nu sur mes draps et j’essaie d’écrire un peu. Je n’en peux plus, cette chaleur m’étouffe, Harry est allongé sur la couchette d’à côté, Aldo est sorti. Je vais l’imiter et prendre un peu l’air. J’enfile un t-shirt marinière pour être dans le ton et je sors de ma cabine, je croise un russe bourré qui hurle des trucs de russe bourré. »
« On respire déjà un peu plus. Je passe dans la salle des loisirs, la télé passe un vieux film de guerre américain et quelques-uns de mes camarades sont là assis ou allongés sur les canapés rouges, certains discutent, d’autres jouent aux cartes, d’autres dorment. Personne ne regarde le film. »
« Je sors et me dirige sur le pont, le soleil frappe fort mais un léger vent adoucit ses attaques… encore plus sournoises. Je trouve Aldo fumant une cigarette, posé sur l’un des rares bancs. Je lui en emprunte une et je la fume pour tuer le temps. Le mot est parfaitement choisi “tuer le temps”. Chaque cigarette est un petit assassin qui tue notre temps de vie disponible. Commencer à fumer à 35 ans, c’est pathétique ! Ne trouvant pas de poubelle, je garde le mégot dans la poche et je discute un peu avec Aldo. Il parait que les deux français et leur camion vont faire aussi la route du Pamir, qu’il me dit. Ils ont l’air sympa je trouve, même si je n’ai pas encore eu trop le temps de les connaître. »
« On marche un peu sur le pont, Harry nous rejoint et nous demande s’il y a du nouveau par rapport à l’heure prévue de départ. Mais nous on n’en sait rien ! On attend sagement, c’est tout. On va se laisser tenter par un petit thé, et peut être que les autrichiens auront un jeu marrant qui nous fera passer le temps. »
« On y va et on s’assied sur les canapés avec les autres… tiens il se passe quelque chose ! Et oui, on n’y croyait même plus ! Tandis que certains regardent les mouches et d’autres observent ce magnifique mur blanc de la salle commune, le bateaux se met à avancer. Le ferry s’engage enfin sur la mer Caspienne. La vie a repris son cours, la lumière est réapparue dans les yeux de mes amis. Les âmes se réveillent”.
Nous pouvons terminer la journée et dormir tranquille, normalement on sera au Kazakhstan demain. En attendant, j’ai envie de vous parler de mes compagnons de cabines. Deux personnages hauts en couleur que le destin remettra souvent sur ma route.
Le vrai prénom d’Aldo, c’est Lancelot. Il se fait appeler par son deuxième prénom, qui sonne mieux à l’étranger.
J’ai découvert le pot au roses quand on jouait ensemble au jeu des cailloux, en ratant son lancer, il n’a pu empêcher de laisser s’échapper un “Noon… Lancelot !”. À vrai dire il ne le cachait pas, mais ne me l’avait juste jamais dit. Ce garçon là ne s’encombre pas de ce genre de détails, il s’embarrasse de très peu de détails en fait. Il avance sur sa route, il vit, et se pose peu de questions.
Il a 25 ans, voyage sur une moto tout droit sortie du Paris-Dakar des années 80, travaille comme coutelier et rénovateur de maisons anciennes avec son père.
Physiquement, c’est le portrait craché de feu l’acteur américain Heath Ledger, à un point presque troublant. Sa longue et volumineuse chevelure blonde est en général rassemblée dans un chignon d’aisance. Son corps, massif, grand et sec, a les muscles taillés d’un travailleur, pas d’un body builder. Pas de tricherie chez celui-là. Pas besoin de mentir, il se satisfait et se suffit tel qu’il est car il a cette force tranquille, cette confiance apaisante des personnes qui savent ce qu’ils valent et qui ont accepté lucidement leurs qualités et leurs défauts.
Le travail assez manuel d’Aldo ne l’empêche pas d’être un garçon profond, à l’intelligence humble. Il n’en fait jamais plus que nécessaire mais son cerveau fonctionne, et ça se sent. En fait il n’a rien à prouver à personne, ne cherche jamais à se mettre en avant tout en imposant un respect naturel par sa simple présence. Sa voix douce, sa gentillesse et sa simplicité en font un idéal compagnon de voyage, et croyez-moi, ça n’est pas la dernière fois qu’on se croise sur la route !
Encore trop jeune et trop amoureux de la vie pour s’engager, il voyage seul sur sa moto jusqu’à ce que la route ou les aléas de la vie lui demandent de rentrer chez lui. Et quand le moment sera venu, il retournera à sa vie dans le sud de la France et travaillera dur, car il n’est pas du genre à faire les choses à moitié.
Notre première rencontre a eu lieu à Bakou, où nous partagions le même hostel. Nous avons rapidement sympathisé, je l’ai incrusté dans mon groupe de copains de Bakou et il m’a rejoint un peu plus tard sur le port d’Alat pour compléter notre joyeuse bande de cyclistes. C’était un motard mais on l’a quand même accepté dans la communauté… enfin si je ne l’avais pas pistonné !
Harry est anglais, a 31 ans, vient de Bath et travaille comme météorologiste pour la Navy britannique.
Il est grand, brun et arbore les marques de bronzage d’un cycliste que la route porte depuis de longs mois. Sa barbe très fournie lui donne un air de Mike Horn, le célèbre aventurier sud africain. Cette ressemblance contribue à renforcer encore plus son charisme déjà assez développé. Son rêve était d’entrer dans les forces spéciales mais il en a été empêché par une grave blessure aux deux genoux contractée lors d’un match de rugby. Ce douloureux échec combiné à un job qui ne le passionnait pas et tuait son âme à petit feu semblent avoir motivé son départ pour un tour du monde à vélo. Un besoin de se retrouver, de faire le point et se prouver de quoi il est capable.
Son voyage à lui, c’est un véritable tour de force. Il est dans la performance avant tout. Il est parti du Cap, a traversé déjà toute l’Afrique et est arrivé à Bakou par la Turquie. Il va continuer jusqu’en Chine, puis en Australie et l’Amérique du Nord pour tout descendre jusqu’au sud de la Patagonie. Pour arriver à ses fins, ce monstre physique roule en moyenne 160 km par jour, une moyenne qui va augmenter avec le temps. Il peut facilement arriver à 200 km dans la journée si besoin. C’est ce qu’on appelle un homme pressé.
On a assez vite réalisé que nous avions beaucoup de choses en commun. Les démarches de notre voyage sont similaires, même si le mien est plus orienté vers la rencontre et l’expérience humaine que la performance sportive. Tous les deux nous avions besoin de quitter à tout prix cette zone de confort engourdissante, tous les deux nous avons choisis le mode de voyage en solitaire pour être confrontés à nous-mêmes, tous les deux nous avons des projets assez flous sur l’après voyage, écrire un livre, ouvrir un commerce… tout y passe.
Il est encore un peu tôt pour tout dévoiler de la suite, mais nous allons nous recroiser bien plus loin qu’on ne l’aurait imaginé. Le ferry sur la mer Caspienne, ça n’était qu’une mise en bouche.
Sur le ferry, la traversée de la mer Caspienne se passe bien et on a bien avancé pendant la nuit. Nos journées sont rythmées par les repas (soupe, purée, poulet, Coca-Cola et pain dur) et les tasses de thé. Normalement, le bateau devrait arriver à Aktau dans l’après-midi.
Effectivement nous voyons les côtes s’approcher, et découvrons un inquiétant ciel bleu immaculé au-dessus du Kazakhstan tandis que derrière nous l’Azerbaïdjan était couvert d’un grand nuage blanc. Rien de très rassurant quand on sait qu’on a 500 kilomètres de désert qui nous attendent.
Dans ces conditions, il faut savoir être malin et profiter de la traversée de la mer Caspienne pour commencer à élaborer des alliances sur le ferry. Pour affronter le désert on est plus fort à plusieurs, on peut mutualiser l’eau et la nourriture, se relayer contre le vent, rassembler nos forces…
Le principe est donc de tâter un peu le terrain auprès des différents autres protagonistes, voir qui veut aller où, et à quel rythme. Le résultat de mon investigation donnera une alliance franco-anglaise. Je me prépare à rouler avec Harry l’anglais et Thomas le gallois. Sur le papier, les deux plus solides. Une dream team ! D’autant que Harry projette de partir affronter le desert dès l’arrivée à Aktau, quitte à faire la route de nuit. Sachant que j’ai déjà perdu pas mal de temps, cette idée me séduit.
Ces deux là sont des vraies brutes, il va falloir suivre le rythme.
>>> ETAPE SUIVANTE : 68. Le desert, c’est mieux à plusieurs (Aktau / KAZAKHSTAN)
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