Conditionné par cette vague de confiance, je dit oui à la chance.
Je roule et je découvre sur la route une belle station service, plutôt bien située avec un restaurant, une vue imprenable sur les montagnes et un peu d’herbe pour installer ma tente. Mon intuition et ma raison, réconciliés pour l’occasion, me disent “fonce” ! J’y vais, et l’un des employés de la station me propose spontanément de m’asseoir à l’intérieur avec lui pour y prendre un thé. Évidemment j’accepte, le contexte est parfait pour lui annoncer mon plan pour ce soir. Je lui demande donc si il y a de la place pour poser ma tente et la réponse est évasive, puis clairement négative. Après bien des difficultés de traductions je finis par comprendre que ça ne serait pas tout à fait légal, et qu’ils risqueraient des problèmes en cas de contrôle. Mais il me suggère de frapper à la porte d’un camp militaire à 10 minutes en vélo en m’expliquant qu’ils accepteront peut être et que j’y serai en sécurité. Un peu déçu par ce refus inhabituel, mais finalement de plus en plus emballé par mon nouvel objectif, je fonce chez les militaires.
Ils me voient arriver de très loin, observent ma lente approche, se regardent, s’interrogent. Alors que je fais face à la barrière, les militaires me font signe de ne pas avancer plus et deux d’entre eux s’avancent vers moi, me demandent mon passeport, vérifient le contenu de mes sacoches. (petite rappel, ils sont en guerre ouverte en Syrie en ce moment alors c’est l’état d’urgence partout). Ils s’avèrent finalement bien sympathiques, m’offrent une cigarette que je fume par politesse (ici c’est comme ça), parlent au supérieur, puis au supérieur du supérieur, l’attente est longue mais agréable. Le plus gradé finit par revenir vers moi en expliquant qu’ils ne peuvent pas m’héberger pour la nuit, mais m’ont trouvé une solution. Il se trouve qu’un certain Mehmet, ancien militaire de leur garnison, tient un petit café au bord de la route dans le village turc typique du coin. Ils l’ont appelé, et ce dernier accepte que je plante ma tente sur son gazon.
J’y vole, et je découvre alors mon lieu de camp. Un bout d’herbe en face du trottoir et de la route, à peine une clôture. Mais ici c’est comme ça, tout le monde fait confiance en tout le monde, les vols n’existent apparemment pas. On dirait même que le concept de vol ne fait absolument pas partie de leur entendement. Ils ne l’envisagent même pas. Voler serait un déshonneur, une honte pour sa famille et son village.
Je remercie donc mon bienfaiteur du jour et j’installe déjà ma tente sur l’herbe sous les yeux de quelques villageois curieux mais discrets. Puisque je suis dans un village, autant sociabiliser avec les autochtones, je commence donc à sympathiser avec les adolescents qui travaillent au café de Mehmet. Un peu timides au début, ils prennent vite leurs aises et l’un d’eux, Yilmaz, me propose de prendre ma douche chez sa maman. Je refuse, il insiste, j’accepte. Après avoir pris des affaires de rechange et ma serviette de toilette, nous nous mettons donc tous les quatre en route pour la maison familiale de ce brave garçon en traversant ce village turc pauvre et traditionnel sous les yeux de quelques enfants espiègles !
Nous arrivons devant chez sa maman, un vieille maison en pierre ornée d’un petit escalier extérieur en bois peint en bleu nous fait face. Je suis les garçons et je pénètre hésitant, timide, dans cette maison étroite, peu éclairée mais chaleureuse. Tout le monde retire ses chaussures et on s’assied par terre dans le salon sur de grands tapis propres et confortables. Mes quatre compères parlent entre eux en turc, rient, se mettent à l’aise, et la mère de famille entre dans la pièce avec un grand plateau contenant des petits verres de thé, du sucre en poudre et toutes sortes de gâteaux. Ah le sens de l’hospitalité turc ! Se rappelant tout de même le but de ma venue chez lui, Yilmaz m’emmène vers la salle de douche. Une bonne mais courte douche plus tard, ne voulant pas abuser de l’eau chaude de ces pauvres gens, je retourne dans le salon. La mère de famille remarque alors mes chaussettes trouées et insiste pour que je les jette en m’offrant une paire toute neuve sortie d’un tiroir. Bien entendu je refuse, mais je sens que ce geste a une grande importance pour elle. Evidemment tout ceci était fait sans condescendance de sa part, c’était sa manière à elle de me rendre ma dignité et de m’offrir sa considération. Un simple cadeau gratuit, sans à prioris, qui veut dire de la manière la plus ordinaire du monde que je suis une personne à part entière, que je suis important pour elle. Encore une fois, les turcs m’ont appris le sens véritable du mot “offrir”. Ces générosités spontanées qui leur viennent du coeur sont parfois même gênantes, on n’a rien à leur donner en guise de remerciement, juste de l’argent, mais ils sont bien trop fiers pour accepter le moindre centime.
Après ce moment inattendu, on retourne tous au café, où j’y avais laissé mon vélo et toutes mes affaires sans la moindre surveillance, aux vues de tous, juste devant la route. Rien n’a bougé, je ne devrais plus en être étonné. On se pose à l’intérieur du café et petit à petit quelques d’hommes entrent dans la pièce, certains viennent 5 minutes et repartent, tout le monde me salue. Visiblement ma présence n’est plus un secret pour les habitants du village, c’est comme si tout le monde venait voir l’attraction. Ces hommes sont plus âgés que mes premiers amis, oscillant tous entre 25 et 35 ans. Je finis par être entouré d’une vingtaine d’hommes, pas une femme. Ca rigole, ça parle fort, chacun me pose des questions, veut rire avec moi, évidemment il n’y en a pas un qui parle anglais. Je me demandais si tous ces hommes étaient venus juste pour moi ou si c’était une réunion déjà prévue, j’ai découvert rapidement que c’était à l’occasion d’un important match de Ligue des Champions (Juventus de Turin / Real de Madrid). Pendant ce temps, le patron du café, à nouveau présent pour moi, me sert spontanément de quoi manger, de quoi boire, puis du thé et des gâteaux. Ce traitement de faveur me met mal à l’aise, personne ne mange autour de moi, j’en propose autour de moi pour soulager ma conscience mais tous ces regards bienveillants refusent catégoriquement. Je suis l’invité, et ces sandwich sont pour moi uniquement. J’apprendrai plus tard au moment où tout le monde payera l’addition que tout était gratuit pour moi. J’en ai tellement pris l’habitude que c’est presque devenu normal maintenant.
Mais retournons un peu en arrière dans la salle remplie d’hommes. A un moment donné, un homme entre dans la pièce, en voyant tout le monde se taire instantanément, se lever avec respect pour le saluer, le comprends que ce n’est pas n’importe qui. Je pense à un notable du coin, le maire… Non, on est dans un village turc au coeur de l’Anatolie Centrale, c’est un religieux. Certains lui explique que je suis français et en voyage à vélo, de passage dans le village pour la nuit, l’homme me salue chaleureusement la main posée sur le cœur avec la même bienveillance que le ferait un prêtre bien de chez nous. Il me dit des paroles en turc qui semblent se référer à Allah. L’homme se pose au centre de la pièce pour être visible et entendu par le plus grand nombre, il discute et pose des questions à certains. Après quelques minutes, je me rend compte que le religieux n’est pas venu voir le match de Ligue des Champions. Il ouvre un livre écrit à la main en lettres arabe et commence à chanter une prière dans la même langue. A ce moment précis, je vois la moitié des regards se poser sur moi; tous ces petits yeux indiscrêts qui veulent voir comment je réagis, si j’ai l’air de trouver ça bizarre, si j’apprécie… Cette pression combinée au caractère inhabituel de la scène m’a donné envie de laisser échapper un fou rire. Cette fameuse situation où l’on réalise qu’il ne faut surtout pas rire, mais que cet interdit ne fait que renforcer la tension comique de la situation. Je me suis fait terriblement violence dans une lutte intérieure qui était à mi-chemin entre une tentative d’évasion mentale de cette réalité, et une véritable panique interne, une peur bleue de craquer et de lâcher un rire étouffé sous forme de raclement nasal disgracieux. Ces hommes si généreux et gentils peuvent aussi devenir très vite d’une rare violence si leur honneur est bafoué, et je le savais. Dieu soit loué, j’ai réussi à contenir mon fou-rire, sinon je ne serai sans doute plus là pour vous raconter tout ça. Mais j’ai pris définitivement le dessus sur ce besoin nerveux au bout de 20 secondes. Je suis entré par la suite dans une phase de contemplation et d’analyse. C’est passionnant de voir l’Imam, après avoir prié, parler à ces jeunes de la vie, de la morale, etc. J’aurais pu voir la même situation en France avec un prêtre, et il est fort probable que le fond et même la forme de son discours soient très proches.
Après la prière et le départ de l’imam, tout le monde s’est relâché et a recommencé à fumer, rire et parler fort. J’étais toujours au centre des attentions. On ne regardait même pas le match, l’écran de télévision était devenu une sorte de feu qui foyer lumineux qui rassure et attire l’oeil occasionnellement. Un prétexte pour se réunir. L’un des hommes, un dénommé Ziya, en apprenant que je suis graphiste me demande de le dessiner en prenant en modèle une photo sur son téléphone. Un peu mal à l’aise de dessiner devant cette vingtaine d’hommes pendus à mes moindres faits et gestes, je finis par entrer complètement dans le jeu et en accepte les règles. Ces gens me voient comme une star, il est temps de s’en convaincre et de se comporter comme tel, c’est tout ce qu’ils attendent après tout. Je gonfle ma poitrine et je demande, plus sûr de moi que jamais, un papier et un crayon. On me l’apporte et je commence à dessiner d’un trait assuré, sous les yeux de tous, sans en ressentir la moindre pression, étrangement. En réalité, j’étais tout à fait à l’aise avec cette situation tout simplement parce que ces hommes ne me jugeaient pas, ils prenaient ce que j’avais à leur offrir sans à prioris, le regard frais et innocent, comme des enfants. C’était très agréable et le résultat du dessin n’était pas trop mal pour un sketch finalisé en dix minutes. Il était ravi.
Après cette soirée haute en couleurs en passant par toutes les émotions, le patron du café m’a invité à dormir sur les banquettes du café, plus confortable que le gazon. Il m’a laissé les clés et alors que j’étais déjà couché, des hommes sont revenus me voir pour m’apporter une bouteille d’eau. J’avais l’impression d’être avec de la famille. Trop d’émotions, nuit blanche.
PS : J’ai été obligé de censurer un long passage sur le passé guerrier de certains, ne souhaitant pas choquer certaines personnes et ne pas mettre mes amis dans une situation désagréable. Si vous voulez tout de même en connaitre le contenu, merci de me faire la demande par email.
>>> ETAPE SUIVANTE : 29. Auto-stop à vélo (Anatolie / TURQUIE)
Ça n'est un secret pour personne, l'Amérique du Sud regorge de paysages magnifiques et de…
Que l'on soit dans un hostel de Douchanbé d'Osh, de Bishkek ou même de Bakou,…
Vous adorez voyager à vélo, mais vous avez envie de partir à la découverte de…
Quelle plus belle manière que le vélo pour découvrir un pays ? Le cyclotourisme est…
Vous recherchez un itinéraire vélo européen dépaysant qui tutoie la nature sauvage, les grands espaces…
Vous avez déjà testé toutes les eurovélo routes et vous recherchez un peu de nouveauté…
View Comments