Moyen-Orient

19. Aux délices d’Istanbul (TURQUIE)

NDLR : Attention, vous êtes sur le point de savourer un article très long… mais nécessaire. Ce passage à Istanbul sera celui du renouveau, de la fin du calvaire européen et de l’envie retrouvée. Bonne dégustation aux délices d’Istanbul !

Si cette traversée de l’Europe était loin d’être une sinécure, voire même un chemin de croix, ce séjour à Istanbul en sera son extrême opposé. J’ai vécu chaque instant de cette semaine d’immersion comme on croquerait dans un gâteau oriental dégoulinant de miel et d’amandes, mon corps plongé dans un bain de lait chaud parsemé de pétales de roses. Tout n’était que sécurité, repos, délices et abondance. C’était Byzance, ça ne s’invente pas ! Un jardin d’Eden aux mille et un délices dans lequel mon corps et ma tête se sont abandonnés sans entraves.

Hospitalité ottomane

J’ai eu l’immense honneur d’être hébergé par un ami turc, Hasan. Voici notre histoire : j’ai accueilli mon ami avec sa fiancée un an auparavant chez moi à Paris par le biais du site Couchsurfing. Le courant était extrêmement bien passé et il m’a chaleureusement invité à venir le voir à Istanbul. 

Il faut savoir que les turcs sont déjà très accueillants par nature, mais lorsque vous les avez déjà reçu chez vous comme ce fut le cas pour moi, qu’ils s’en sentent reconnaissants et qu’ils vous considèrent comme votre ami… vous faites partie de leur famille du jour au lendemain et leurs amis sont les vôtres. Quoi qu’il arrive vous ne serez jamais seul dans cette ville. Pour illustrer, lorsque je rencontrais des proches d’Hasan, il me présentait comme une personne d’une rare valeur, son grand ami de Paris, celui qui lui a sauvé son séjour en France, celui qui lui a tant donné. Avec un tel CV, je ne pouvais qu’être accueilli comme un roi ! Tel un monarque français en visite officielle en terre ottomane, le tapis rouge caressait délicatement mes semelles déjà bien usées par le froid et les kilomètres. A moi les délices d’Istanbul ! J’étais François Ier chez Soliman le Magnifique. Au fil des jours et à mesure que ses proches apprenaient à me connaître, ils m’ont baptisé du nom assez flatteur de Raïs (“chef”, en arabe). J’ai appris plus tard qu’en Turquie ce mot désignait depuis l’empire Ottoman un haut dignitaire ou un officier. Il peut aussi désigner le président. Peu importe, ça semble positif, et on n’est pas sur le vulgaire “chef” du patron de kebab, qui a malheureusement bien contribué à péjorativer le mot.

Mes « bros » d’Istanbul

Qui sont ses gens ? Le caractère turc

Tous ces turcs que j’ai rencontrés étaient des forces de la nature, mais d’une grande sensibilité. Extrêmement fiers de leur origine, de leur histoire et de leur nation, ils n’ont pas hésité à revendiquer ouvertement le passé conquérant de l’empire Ottoman. Je sentais comme une odeur de nostalgie et de désir de reconquête. Ils sont bien tombés, je suis moi-même un grand patriote (le désir de conquête en moins), et j’ai pu remarquer qu’ils étaient particulièrement sensible à mes valeurs patriotiques. J’étais fier d’être français, je ne le cachais pas et ils le respectaient profondément. Il y avait comme une alliance des nations, se rassemblant autour d’un foyer de valeurs communes, enveloppés dans une estime mutuelle. Ce jour-là je n’étais pas une nation ennemie, finis les désirs d’invasion de l’Europe, une paix des peuples s’est opérée. Ils étaient mes amis, et ils le sont toujours. Ils ne me laissaient seul que pour dormir dans l’appartement qu’ils avaient mis à ma disposition. 

Dans ce quartier reculé d’Istanbul les gens vivent en « cité ». Sorte de blocs d’immeubles sécurisés avec gardien et barbelés. Dans notre résidence vivent un millier personnes, mais tout le monde se connaît. Au bout de deux jours tout le monde savait déjà qui j’étais et on me parlait depuis les fenêtres. Les familles restent très proches, il est courant de se promener en bas des immeubles et de croiser un oncle, un cousin, un grand-parent. Le problème est que quand on commence à savoir qui vous êtes, beaucoup de personnes veulent vous inviter à prendre le thé ou à manger chez eux. Ce qui fait que vous n’avez jamais le temps d’avoir faim ! L’hospitalité en Turquie est l’un des piliers de leur culture. Ici les amis du voisinage sont des frères pour la vie. Si l’un d’entre eux a des problèmes, ils sont prêts à tout pour l’aider. Si un étranger insulte la mère d’un ami, les autres seraient prêts à tuer pour venger son honneur. Ici-bas, il est assez commun de se battre pour un oui ou pour un non, un regard de travers peut être une bonne raison. Si un individu d’un autre quartier vous regarde mal et ne baisse pas les yeux c’est considéré comme une attaque, il faut donc laver l’affront, en général un bon crochet du droit suffit. Si ce grossier personnage ose se défendre, les amis viennent prêter main forte au copain et renvoyer le malpoli dans son quartier ou accélérer son ultime rencontre avec Allah. On se bat et on aime bien ça, on se sent vivant, on se sent appartenir à un groupe soudé, fidèle, invincible, on se sent être un homme. C’est grisant.

Petit déjeuner en famille

Ma journée type stambouliote

8h – Réveil au téléphone par mon ami Ahsan qui me demande si j’ai bien dormi et me précise que le petit déjeuner sera bientôt prêt (deux immeubles plus loin chez ses parents)

8h05 – Quelques exercices de musculations du dos pour soulager mes douleurs à vélo.

8h15 – Arrivée chez ses parents. Je retire mes souliers, je salue sa maman et la remercie à l’avance pour ce petit déjeuner qui peut se renifler d’ici.

8h16 – Je salue son père. Sa voix et sa poignée de main imposent un respect, voire une soumission inattendue.

8h20 – Début du petit déjeuner. Extrêmement copieux, du sucré, du salé, du thé… beaucoup de thé. Entame des délices d’Istanbul.

8h40 – Un dernier thé dans le salon, confortablement assis dans le canapé, conversation géopolitique avec le chef de famille. Nous ne trouvons que des points d’accord dont je ne révélerai pas le contenu.

9h – Je suis musulman. Les parents de Hasan m’ont fait répéter des phrases en arabe, je me suis exécuté naïvement et j’ai appris ensuite que je venais de me convertir à L’islam. Il s’agissait des phrases à prononcer pendant la cérémonie de conversion. C’est si simple ! Ca les fait bien rigoler… moi moins. Je leur explique que je dois annoncer la nouvelle à mes parents, ils rient tellement fort que je n’entends même plus le chant du muezzin.

9h15 – Départ avec Hasan, il m’emmène en voiture de l’autre côté du Bosphore en Europe pour visiter son université, Boğaziçi Üniversitesi, que l’on appelle en français l’université du Bosphore. 

La vue sur le Bosphore depuis le campus de Boğaziçi

10h10 – Après de longs embouteillages, arrivée au campus, peut être le plus beau campus que j’aie pu visiter de ma vie. Un terrain gigantesque, magnifiquement boisé, une multitude de chats sauvages, des superbes bâtiments 

10h40 – Promenade sur le front de mer, on… enfin il bavarde avec des marins.

11h – Je croise deux hommes bras dessus bras dessous et je réalise que ça n’est pas la première fois, c’est même très courant. Non, la Turquie n’est pas devenue particulièrement gay-friendly… Si ce geste serait interprété en France sans aucune équivoque possible, ici c’est absolument naturel, c’est simplement un geste d’amitié que l’on réserve aux amis auxquels on tient, aux amis proches. Ni plus ni moins. J’explique à Ahsan que ce geste serait vu d’un autre regard en Europe, ça le fait rire aux éclats et lui semble d’une aberration sans nom.

11h30 – Nous prenons un thé sur une terrasse devant le Bosphore

12h30 – Visite du quartier de Beşiktaş

13h – Mon ami tient à me faire goûter un sandwich traditionnel. On s’arrête dans un snack local, il insiste pour me le payer et je me régale.

14h – Nous prenons un tramway qui nous emmène vers Eminönü, vieille ville d’Istanbul. Nous dégustons des baklavas en arrivant sur place. Je vais exploser.

15h – Visite de la vieille ville et de ses mosquées avec Elzem, la fiancée de Hasan qui nous retrouve pour l’occasion.

17h – Passage au consulat d’Iran pour faire mon visa iranien. Hasan et sa maman qui nous a rejoint m’attendent à la sortie.

18h – Après une heure d’attente, j’accède au guichet. On me demande de payer avec un papier de banque. Je ne l’ai pas et le consulat ferme dans cinq minutes. Je panique.

18h10 – Je sors et j’explique la situation à mon ami. Il demande aux employés du consulat d’attendre un peu plus pour moi, puis traduit la situation à sa mère.

18h12 – Nous courons tous les trois vers une banque turque pour faire ce papier au comptoir.

18h15 – Dans la banque Ziraat Bankasi, sa mère paye, me donne la preuve de payement et me demande de courir pour le consulat.

18h17 – Retour au consulat avec mon précieux papier, c’est déjà fermé mais le vigile me reconnais et me laisse entrer. 

18h18 – Retour au guichet, papier validé. Mon visa sera prêt dans quatre jours ! Il va donc me falloir visiter encore quatre jours cette ville riche, sucrée, chaotique, généreuse, joyeuse et assourdissante. Quatre jours encore pour découvrir des nouvelles richesses insoupçonnées, des nouvelles villes dans la ville, pour marcher au hasard des ruelles et des senteurs épicées en ne sachant même plus si l’on est en Europe ou en Asie. Cette ville a une particularité : plus on la visite plus on comprend qu’on a encore une infinité d’endroits à voir.

18h30 – Pour se remettre de nos émotions nous prenons un thé et un gâteau

19h – Retour à la maison pour se changer et se préparer psychologiquement pour la grand messe du football.

19h15 – Hasan et trois de ses amis proches me retrouvent en bas de l’immeuble pour aller en voiture vers le quartier de Kadıköy. 

19h45 – Au coeur de Kadıköy on se retrouve dans les rues au milieu de la foule des supporters de Fenerbahçe, l’équipe locale. Des chants, des fumigènes, des drapeaux, l’ambiance est telle qu’on a l’impression qu’ils ont déjà gagné.

Quand l’avant-match ressemble à une révolution

20h10 – Nous sommes dans un bar local de Kadıköy pour le match opposant Fenerbahçe à Galatasaray, l’autre grosse équipe d’Istanbul et éternel rival. 

20h30 – Le match commence. Mon ami Hasan, qui est de nature douce et posée est transfiguré par le match. Je ne l’ai jamais vu dans cet état mêlé de transe et de nervosité. Il hurle des insultes en direction de l’écran et manque deux fois de me broyer l’épaule. Je réalise alors que le football est ici une vraie religion. Des quartiers entiers ont été en flamme à cause d’une défaite mal digérée. L’instinct guerrier de ce peuple à fait un transfert sur le football. Les stades sont brûlants de tension et d’ambiance. Ici on ne peut pas marcher dans le quartier de Fenerbahçe avec le maillot de Galatasaray, c’est l’hôpital assuré. 

21h30 – La tension est à son comble, et je comprends que si Galatasaray gagne, ça va être la guerre ici.

22h30 – Match nul. Ouf, on rentre à la maison.

23h – On termine la soirée avec les copains dans mon appartement, avec quelques bières et une bouteille de Raki pour se remettre de nos émotions.

1h – Je m’endors, la tête remplie de souvenirs.

Je m’aperçois alors que le voyage ne peut se faire que comme ça. C’est la seule et unique issue possible. Je comprends que je ne serai plus jamais capable de voyager autrement. Voyager avec les populations locales sans le simulacre de l’argent, en créant une relation  purement affective et désintéressée est la meilleure manière possible de voyager. Vivre leur quotidien, ressentir leurs affects, leurs émotions, ça n’a pas de prix et ça ne s’achète pas. C’est facile de passer une semaine dans un hôtel dans un pays exotique, oublier ses soucis, bronzer et dépenser une fortune, mais la question est la suivante : est ce qu’on est une meilleure personne en repartant ? Qu’en a t-on appris ? A-t-on vraiment échangé avec les populations locales ? Dès que l’argent est en jeu, le jeu est faussé, tout est déséquilibré. Tout est vidé de son essence, de son âme, de sa puissance. Les règles ne sont plus que celles du marché. L’argent achète le confort et la sécurité certes, mais pas l’amitié, le respect des gens, la véritable expérience, pas les échanges entre les peuples ni cette impression si unique de se sentir faire partie de cette communauté. Cette impression, que je ressens en ce moment même, d’avoir une famille en Turquie malgré nos différences. Ces différences ne sont pas des barrières, elles sont des richesses infinies.

>>> ETAPE SUIVANTE : 20. Les dangers des réseaux sociaux (Bursa / TURQUIE)

Charles

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