Lviv, Ukraine. Le récit qui va suivre a eu droit à une première version sur mon blog live écrite sous la vigilance de l’un des protagonistes de cette histoire. Autrement dit, la première version était très édulcorée. Je vous dévoile aujourd’hui l’envers du décor, la version off de cette pénible journée. (le nom de mes camarades ont été changés et leurs photos ne seront pas publiées)
La route me portant vers Lviv a donné vie à quelques augures peu rassurants qui s’avèreront assez prémonitoire. Il faisait frais, presque trop, et le ciel était très bas. Une brume légère inébranlable filtrait les rares rayons de soleils qui avaient eu l’audace de se frayer un chemin, préservant une luminosité de petit matin jusqu’à 13h.
L’orage sans précédent qui me fut réservé à mon arrivée à Lviv clôturera en beauté les mauvais présages de la journée. Un tonnerre très violent accompagné d’un déluge comme j’en avais rarement vu. La rue s’était métamorphosée en une rivière de plusieurs dizaines de centimètres de fond. Les voitures se garaient en urgence où elles pouvaient pour ne pas noyer leur moteur. Les hommes buvaient, les femmes criaient et les enfants riaient. Chacun tenait son rôle. La réaction des passants dans la rue m’a éclairé sur le caractère inédit de cette météo.
Je dois maintenant retrouver ici Yuriy, cet homme que j’ai rencontré quelques jours plus tôt dans une station service qui m’avait spontanément offert le logis chez lui à Lviv. Pour le présenter un peu, c’est un ukrainien de 38 ans originaire de Kiev qui vit ici loin de sa famille pour des raisons professionnelles.
Le rendez-vous avec Yuriy est à quelques kilomètres de là, dans la banlieue sud. Il me fait passer ma première nuit chez un ami policier. Nous partageons tous les trois une bonne bouteille de vodka avant de nous coucher sagement. Le décor est planté. Je retrouve le lendemain matin mon ami chez lui, lieux où je dormirai la nuit prochaine.
Voici le déroulement chronologique d’une journée tristement mémorable :
10:00 – J’arrive chez Yuriy.
10:15 – Je déguste un copieux petit déjeuner préparé par Yuriy.
10:25 – Tandis que je termine mon café, mon ami me propose de sortir ensemble pour acheter une bouteille de vodka.
10:35 – Nous sortons au supermarché. Il y achète une bouteille de 50 cl de Zubrowka. Je redoute le pire.
10:45 – Retour dans la cuisine. Il ouvre la bouteille et m’invite à la vider avec lui. Je me force deux fois par politesse et le troisième shot passe tout seul.
11:10 – Le temps s’accélère. Je ne sais pas quelle quantité de vodka vous avons bu. Il en reste peu dans la bouteille. Les langues se délient, la discussion est ouverte et je commence à mieux connaître mon hôte.
11:30 – Quelqu’un sonne chez lui. Il me demande de rester dans la cuisine. Que veut-il cacher ? Curieux, j’écoute chaque mot, chaque bruit, et je comprends que cet homme lui a donné un sachet de “quelque chose” en échange d’argent.
11:35 -Il revient dans la cuisine un peu gêné et m’explique qu’il est très fatigué à cause du travail, et qu’il doit donc prendre une sorte de “médicament” que son “ami” lui a donné pour tenir le coup lors de la journée de visite qu’il me concocte. Il me demande de l’excuser quelques minutes pour prendre son remède magique. Je cerne de mieux en mieux Yuriy et j’appréhende la journée à venir.
11:50 – Le revoilà. C’est vrai qu’il a l’air plus en forme. Ça marche bien ses vitamines ! Il m’invite à aller fumer une cigarette sur sa terrasse. Il se met torse nu pour profiter un peu du soleil et m’invite à faire de même. Pour lui faire croire que je suis très détendu je retire mon t-shirt en prenant un air détaché et je fume la cigarette qu’il m’offre.
12:00 – La conversation se développe. Il m’apprend qu’il a lu des passages de mon blog et me demande de faire très attention à ce que j’écris à son sujet. Il m’explique alors que sa femme, depuis Kiev, le surveille beaucoup, et que si elle tombe sur un article qui parle de vodka avant 11h du matin, ça peut faire chavirer son mariage, qui affronte déjà la tempête.
13:00 – Nous sortons pour visiter le centre-ville. Nous rencontrons un de ses amis, Pavlo, qui se joint à nous. Pavlo est physiquement une sorte de caricature de lui-même. Entre 35 et 40 ans, pas grand, très maigre, le teint blafard et un visage anguleux à faire peur. Il est vêtu d’une chemise beige ample à manche courte sortie du pantalon, de lunettes de soleil rectangulaires et d’un béret casquette beige clair. Il a cet air de toxicomane qui oblige son interlocuteur à rester toujours sur le qui-vive.
13:05 – Nous prenons le tramway tous les trois
13:45 – Nous commençons à déambuler dans le centre-ville.
15:00 – Mes compères achètent 6 bières fraîches en canette. Nous ouvrons les 3 premières pour nous donner des forces en vue de grimper l’une des collines de la ville.
15:15 – Nous admirons la vue.
15:30 – Grisé par la conquête de la butte et aguerri par sa première bière, Pavlo commence à me demander de lui apprendre des phrases romantiques à dire en français, langue de l’amour bien entendu. Disons plutôt qu’il me demande de lui traduire en français les phrases poétiques et sensibles que son cœur aura inspiré. Morceau choisi : “Tu as un beau cul”, “J’aime tes seins”… et un petit intrus : “ Tu sens bon”. Les moments gênants ont commencé quand mes camarades ont jugé très judicieux de dire ces phrases à toutes les jolies filles que l’on croisait, avec heureusement un accent incompréhensible.
15:40 – Après tous ces efforts intellectuels, la fatigue s’installe. Nous buvons les trois autres bières.
16:00 – Une petite marche plus tard, nous atterrissons dans l’un des plus vieux bars de la ville. Ils m’offrent un alcool local très fort dont j’ai oublié le nom.
18:00 – Nous marchons dans les vieilles rues, évacuons l’alcool en visitant des églises. Mes amis prennent de l’eau bénite à moitié en titubant. Ils sont tellement bourrés qu’ils font le signe de croix à l’envers ! … Ah non, ils sont orthodoxes, au temps pour moi.
19:00 – Toutes ces émotions, ça creuse. On se pose dans un fast food pour se remplir l’estomac et refaire le plein de bière.
20:00 – Repus, nous allons dans un bar avec terrasse pour y boire d’autres pintes et des shots de vodka. Je bois ma bière et regarde mes copains se mettre dans un état qui va devenir immensément lourd.
20:15 – Yuriy, aidé par l’alcool, se confie à moi. Il m’avoue qu’il est alcoolique et qu’il ne peut pas s’en sortir. Avant, il travaillait à Kiev auprès de sa femme, mais elle le surveillait trop. Il a dû faire un choix entre son addiction pour l’alcool et l’amour de sa famille. Il l’a fait. Il s’est trouvé un travail à Lviv et vit désormais ici, à l’abri du regard de sa femme. Elle accepte cette distance, car elle croit que c’est pour des raisons uniquement professionnelles. Il est libre ici. Libre de se constituer prisonnier de l’alcool et de la drogue. Derrière ses mots, je décèle une détresse infinie. Il chérit sa femme et aime sa petite fille de 4 ans plus que tout au monde, mais il est soumis à une force plus convaincante encore. Il sait parfaitement qu’il est en train de se détruire, de détruire son couple et l’enfance de sa fille… il le sait bon dieu ! Mais il est dans l’impasse. Aucune issue. Résigné, je le vois cacher ses yeux humides derrière une pinte de bière qu’il termine d’une traite et repose violemment sur la table, comme pour lui dire “Je serai plus fort que toi !”. Stérile énergie du désespoir. C’est juste un homme faible qui souffre d’addiction comme on souffrirait d’amour. Cette discussion avec Yuriy était d’une vérité implacable et dure. Ses airs de bon vivant occultaient une peine immense. Il buvait pour oublier qu’il était malheureux et que sa famille lui manquait, mais il était malheureux et loin d’elles parce qu’il buvait. Fatal et mortifère cercle vicieux.
20:30 – Soucieux d’alléger la conversation, Pavlo me demande alors de lui traduire en français “You are in my heart and I love you”. Je traduis donc “Tu es dans mon cœur et je t’aime”. C’est alors le début d’une bonne heure de cours de français avec pour unique objectif de faire entrer dans la tête très limitée de ce garçon cette petite phrase. Les premières minutes sont plutôt amusantes, je l’observe répéter très approximativement des : “Tu éda moco é deux tam” ou bien “Tuté damocour édétè”.
21:00 – Après 30 minutes de ces aller-retours incessants durant lesquelles j’ai dû prononcer au moins 200 fois cette phrase pour corriger mon ami, ma patience commence à atteindre ses limites. J’essaie de l’exprimer diplomatiquement par des petits signes d’agacements finement distillés, mais le gars est loin de ce niveau de compréhension, et il insiste.
21:10 – Nous sortons dans la rue marcher un peu. Mes amis sont clairement saouls et Pavlo ne lâche pas le morceau. Il continue à me répéter la phrase à tort et à travers, et je ne la lui corrige plus que machinalement, tel un robot, sans même le regarder. Je suis épuisé.
21:30 – En confiance, Pavlo se sent prêt à expérimenter sa fameuse phrase sur les populations féminines croisées dans la rue. Son approche est maladroite et intrusive. Il se rapproche à 20 centimètres des groupes de filles en leur aboyant au visage cette phrase, que même des françaises ne sauraient déchiffrer. La réaction de ces dames est sans appel : la paume de la main devant le visage pour signifier le besoin de distance, accompagné d’un regard méprisant. “Great success” aurait dit Borat !
22h00 – Nous rentrons. Je suis saoulé de tout.
22h45 – À la maison. Petit débrief avec Yuriy, puis dodo. Journée peu reposante en fin de compte. Départ tout de même très tôt demain matin pour traverser la frontière polonaise.
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