Après 80 kilomètres d’une jolie et pittoresque campagne ukrainienne après Lviv, la frontière avec la Pologne est en vue. Me voilà à la porte de l’Union-Européenne et de l’espace Schengen; autrement dit la dernière douane du voyage.
Adieu cette incertitude du passage, cette petite crainte du douanier qui renforce le plaisir de poser son pied de l’autre cĂ´tĂ© de la barrière. Adieu cette frontière physique qui transcende l’expĂ©rience du lieu, qui sacralise le territoire. Le sacrĂ© par la limite. Une frontière, c’est comme une femme. Les vĂŞtements qui lui couvrent la peau mystifient son corps et le rendent encore plus dĂ©sirable par la simple force de l’imagination et du dĂ©sir de l’inaccessible. Le territoire de ses zones intimes est comme un trĂ©sor intouchable, un coffre impĂ©nĂ©trable. Quel plaisir y a-t-il Ă caresser la peau souillĂ©e d’une prostituĂ©e s’offrant au premier venu, sans aucun rapport de sĂ©duction ?Â
Je m’en vais donc entrer par la grande porte chez cette vieille pute qu’est l’Europe. Elle semble pourtant ici peu hospitalière, mais la foule se presse quand même à son seuil.
Je double avec une certaine jouissance des centaines de voitures et camions qui font la queue depuis des heures en plein soleil. Je m’approche du grillage de la douane et le militaire en faction me somme de reculer, puis il m’expose la situation : « Cette frontière est réservée aux voitures et camions, on ne peut pas la passer à vélo. Soit vous trouvez une voiture qui accepte de vous prendre avec votre vélo pour passer la frontière, soit vous passez par l’autre frontière qui est 30 kilomètres plus au sud. » (en anglais très basique dans le texte). J’insiste un peu pour la forme (ça n’est pas la première fois que je suis recalé à une frontière, j’acquiers des réflexes bizarres), je m’énerve un peu et commence à démarcher les véhicules qui défilent.
Une camionnette vide passe devant moi, je me dis que c’est du gâteau et formule ma demande au chauffeur qui me rétorque sans vergogne qu’il n’a pas la place pour moi. Malheureusement pour lui, ses vitres laissent facilement distinguer le désert béant laissé derrière son siège. Irrité par son refus, je m’entête un peu lourdement et je le vois se fermer comme une huître, impossible de recroiser son regard ensuite. Il fixe droit devant lui, son cou semble paralysé. Je crois que si j’avais pu voir ses yeux, c’est le regard de la honte que j’aurais distingué.
Mais qu’à cela ne tienne, trois minutes plus tard une autre petite camionnette s’arrête devant la grille, j’y vais, je leur demande d’abord par des gestes, puis par des mots. Après une petite hésitation, ils acceptent que je m’installe dans la voiture avec mon vélo. Il y a toute la place et ça leur fait de l’animation pendant la longue attente à la douane, tout le monde y gagne.
Il y a trois ukrainiens, deux hommes et une femme qui vont Ă Varsovie. Ils n’ont pas l’air de bien se connaitre, je pense que c’est un covoiturage, ça va ĂŞtre plus facile de s’y faire une place. Nous sympathisons, passons la frontière pour Schengen sans encombre et ils m’emmènent sur quelque kilomètres bonus sur la route. Ils ne veulent plus me laisser partir. Je profite de ces distances grappillĂ©es, les remercie chaleureusement et je reprends ma route vers Cracovie.Â
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