Elazig (à prononcer “élazé”) est à l’approche. Dans mes jambes le cap des 100 kilomètres est presque atteint, avec en prime 20 kilomètres d’ascension non stop. En quittant Malatya je n’avais nullement l’ambition de rouler jusqu’à Elazig, mais voilà, les circonstances de la route en ont décidé autrement, et j’ai trouvé la force d’atteindre cette ville sans trop puiser dans mes réserves.
J’ai trouvé des hôtes ! Le jeune Hakan et ses amis ont accepté spontanément de m’héberger pour deux nuits. Ces cinq étudiants turcs m’ont immédiatement ouvert les bras et les portes de leur foyer. Ce sont ce genre de personnes avec lesquelles on se sent rapidement à l’aise, comme faisant partie de leur groupe, de leur bande de copains. Ils avaient ce talent de rendre les choses simples, d’apporter de la légèreté dans toutes leurs actions sans être pour autant des jeunes insouciants; ils avaient une vie structurée et rangée, et suivaient avec discipline des études sérieuse.
Illustrons : un des garçons de la bande, Burak, étudiant vétérinaire, a recueilli un chaton blessé. Le pauvre petit animal avait une patte de devant plus courte que l’autre et n’aurait certainement pas survécu bien longtemps seul dans la ville. Et bien mon ami a eu l’idée de baptiser le petit chat du subtil nom de “Little Shit”. J’ai trouvé cela un symbole tout à fait parlant de ce qu’étaient ces garçons. La bienveillante légèreté de jeunes hommes droits dans leur existence.
Après une première nuit chez eux, la journée a été une succession de plaisirs ne me laissant pas une minute pour m’ennuyer. Burak a consacré toute sa matinée à me faire visiter son université et me présenter ses amis. Burak est l’archétype du gentil garçon caché sous des apparences bourrues et peu engageantes. L’après midi a été l’occasion, pour toute la bande, de m’emmener en voiture visiter de très anciennes mosquées sur les hauteurs de la ville. Lorsque nous avons pénétré dans une mosquée millénaire et qu’ils ont commencé à se chamailler en souvenir de leurs bagarres d’enfance dans ce lieu saint, j’ai compris que tous les jeunes de ce pays ne sont pas forcément des musulmans convaincus. Ils étaient juste en train de faire de la lutte gréco-romaine au beau milieu des arcades silencieuses de la mosquée. J’avais déjà remarqué à de nombreuses reprises que les turcs aimaient se battre, mais dans cet endroit c’était encore inédit ! Peut être pour se racheter une conscience, ils m’ont ensuite montré les gestes d’usage pour la prière. Ils m’ont fait comprendre une chose assez intéressante liée à ce cérémonial qui m’a fait voir les choses avec une perspective toute nouvelle. Les postures de la prière musulmane, les génuflexions, les prosternations, tout ceci, au delà d’être des symboles de soumission devant dieu, est également une sorte de gymnastique du corps, une forme de yoga. Les cinq prières quotidiennes sont en réalité à la fois des séances d’entretien physique et spirituel, avec bien sur les ablutions qui les accompagnent qui consistent à se laver les mains, le visage et les pieds. Purification du corps et de l’esprit. Le Coran a réussi à imposer aux hommes une véritable hygiène de vie pour en faire des hommes sains, humbles et généreux. Au delà ce ces faits, tout le reste, la partie immergée de l’iceberg ne sont à mon sens qu’interprétations et récupérations politiques.
Mes amis m’ont montré ensuite toutes sortes de fiertés nationales, dont une sculpture représentant Ataturk surplombée d’un gigantesque drapeau turc. Ils tenaient absolument à faire des photos du groupe devant ce symbole de la Turquie moderne et j’ai pu expérimenter leur patriotisme. Sur la photo j’ai eu l’idée de faire un geste avec mes doigts qui a eu le mérite de les combler de bonheur et de m’adopter à tout jamais dans leur bande ! Ce geste qu’ils appellent “le loup gris”, n’est rien d’autre qu’un symbole nationaliste turc. Il s’agit de rejoindre en avant les deux doigts du milieu avec le pouce et laisser en l’air l’auriculaire et l’index pour symboliser la gueule et les oreilles du loup. J’avais appris ce geste avec d’autres turcs croisés sur ma route et je dois maintenant vous en dire plus sur ce qu’est réellement ce mouvement des loups gris, et que j’ai compris plus tard. Ce geste est le signe de ralliement du MHP, le Parti d’action nationaliste. Il s’agit d’une organisation armée ultranationaliste turque qui selon Wikipédia est décrit comme néo-fasciste, anti-communiste, anti-grecs, anti-kurdes, anti-arméniens, homophobe, antisémite et anti-chrétiens… Anti-tout-ce-qui-n’est-pas-turc en fait. La tentative d’assassinat de Jean Paul II du 13 mai 1981 est l’action d’un de leurs sympathisants par exemple. Je regrette aujourd’hui d’avoir gagné leur amitié en partie en faisant ce geste, même si, connaissant un peu ces jeunes gens, je suis convaincu qu’ils n’adhèrent en rien à tout ce que représente ce mouvement et jouent avec ce geste plus par ignorance que par haine. Ils voient en lui un symbole fort de la fierté turque, comme une manière grisante de se sentir appartenir à une communauté forte, digne et inébranlable. Mais leur coeur ne rejette pas l’autre, l’étranger. Pourquoi d’affreux xénophobes m’auraient ils accueilli si chaleureusement ?
J’ai quitté cette joyeuse équipe avec à nouveau un véritable pincement au coeur.
Ces jours-ci, chaque départ est un déchirement terrible. Je me sens assailli par un sentiment d’inachevé, comme si j’étais en train de construire de belles amitiés avortées trop tôt. Tous les jour, ou presque, il me faut couper la fleur avant qu’elle n’ait le temps d’éclore. Il faut trouver du sens dans tout ça et continuer à avancer avec un seul et unique but : la route. Dans chaque pays, un objectif bien précis m’aidera à avancer et à laisser derrière moi ces belles rencontres trop éphémères, ici en Turquie, ce point de mire sera l’Iran, ce pays tant fantasmé qui n’est maintenant plus qu’à quelques jours de bonheurs d’ici.
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